Les années passent et on oublie comment nos héros ont été jeunes. Même un grand auteur, un ancien ministre libéral à Ottawa, un légendaire gardien de but du Canadien comme Ken Dryden, a été bien jeune.
Et je l’ai connu quand il était jeune. Et à la fin, pour faire une dernière longue entrevue pour la série Canadien-Nordiques, la rivalité, alors qu’il était un monsieur dans un très beau crépuscule de la vie. Il avait 74 ans.
Mais dans le fond, le jeune Ken Dryden, le 29 du Canadien, était déjà mature. Près de lui, les autres futures légendes qu’étaient Guy Lafleur, Pete Mahovlich, Larry Robinson, Serge Savard, Guy Lapointe, Steve Shutt et les autres, prenaient souvent des allures d’adolescents turbulents.
Le grand Ken avec ses lunettes d’avocat intello, sa voix basse et son français appris à l’école et non dans la rue, a toujours détonné. Les gars le taquinaient mais ils l’aimaient. Et s’ils n’arrivaient pas toujours à le comprendre, ils le respectaient. Kenny, c’était Kenny.
Par exemple, Dryden ne buvait pas d’alcool. Dans les avions, Scotty Bowman permettait deux bières par joueur dans les vols de retour d’après-match. Ça voulait dire que deux des amis de Dryden auraient droit à trois bières. Quand tu viens de planter les Bruins, trois, c’est pas une de trop. C’est trois de pas assez.
Photo: NBC News – Ken Dryden
Larry Robinson me racontait il y a une couple d’années que les gars des années 70 qui gagnaient les Coupe à la filée, acceptaient que Kenny ne soit pas des partys d’équipe :
« Ken ne buvait pas, il préférait rester avec Lynda sa femme et on comprenait. Ou quand on ramassait 100 $ pour financer un party, on ne cotisait pas Kenny, on savait qu’il buvait sa bouteille d’eau », raconte Big Bird.
Dryden a toujours su compter ses sous. En fait, il avait d’autres priorités dans la vie qu’un gros steak, une bouteille de rouge, une crème de menthe et un gros dessert. Les joueurs s’amusaient de cette frugalité. Sans méchanceté, surtout que Dryden jouait le jeu
Je me rappelle d’un vol d’Air Canada vers Chicago en après-midi. À l’époque, les compagnies d’aviation ne vendaient pas leurs pinottes. On distribuait des plats d’épais sandwiches, de légumes et de fruits. Serge Savard, Pointu et plusieurs autres se dénichaient deux rangées dans l’avion pour jouer une partie de neuf aux cartes. Dryden, lui, s’installait à part avec son attaché-case pour travailler dans ses études de Droit.
Avant l’atterrissage, Yvon Lambert, Bunny Larocque ou un autre Glorieux, ça dépendait, apportaient leurs boîtes de sandwiches et les donnaient à leur gardien :
« Tiens Kenny, ça va faire ton souper », lui disaient-ils en riant.
Dryden souriait, remerciait les gars et rangeait soigneusement les boîtes dans son attaché. Ça voulait dire qu’il pourrait travailler en paix toute la soirée sans même commander le service aux chambres.
Photo: Getty Images – Larry Robinson
C’était des années turbulentes. Le Parti Québécois avait pris le pouvoir en 1976. Et je me rappelle que Dryden était bouleversé après le match disputé le 15 novembre au soir. Je pense que c’était les Blues de St-Louis.
Mais ce nationalisme vibrant au Québec occasionnait des conversations passionnantes dans les lobbies d’hôtel ou les aéroports. Dryden adorait discuter politique. Mon anglais bien rustique de Falardeau et son français de Toronto s’accordaient à merveille pour défendre les avantages de l’indépendance ou du fédéralisme.
C’est lui qui finalement s’est retrouvé ministre libéral aux Communes. Je présume que l’anglais de Toronto était plus fort que le français de Falardeau.
Mais ce grand Ken n’était pas que différent des autres. Il était aussi un grand gardien de but qui inspirait une confiance inébranlable à ses coéquipiers.
Il n’avait pas le plus pur des styles. Maladroit autour de son filet. À mi-chemin entre le papillon et le style traditionnel de l’époque.
Mais comme le disait Piton Ruel, Dieu qu’il était fort en l’air.
Les Big Bad Bruins de Boston, ou les Broad Street Bullies de Philadelphie pouvaient lancer 18 ou 19 fois en première période, rien n’y faisait. Le Canadien retraitait au vestiaire avec une avance d’un but ou au pire à 0-0. Puis, une fois que la grosse machine se mettait en marche, les Glorieux rentraient à la maison avec une autre victoire. Même si Dryden avait donné un mauvais but avec une avance de 4-1 en troisième.
Photo: HockeyBuzz.com – ken Dryden
Il est difficile de faire comprendre l’ampleur de ces personnages hors normes qu’étaient les Savard, Lafleur, Lemaire, Bowman et compagnie. C’était des géants. Mais surtout, des hommes libres qui disaient ce qu’ils pensaient quitte à écraser certains orteils.
Je n’ai jamais oublié un vol commercial entre Montréal et Toronto. C’était en octobre 1978. La Une du Journal clamait le salaire de Dryden en grosses lettres noires accentuées de rouge. Un salaire sans commune mesure avec le salaire de Guy Lafleur qui s’était fait enrubanner par Sam Pollock quelques années plus tôt.
Dans son siège, à l’avant, Dryden était blanc comme un drap. À l’époque, personne ne divulguait son salaire. Mais le journaliste avait eu accès à un témoignage donné dans un procès et le chiffre magique avait été révélé. Même si l’agent de Dryden avait grossièrement gonflé le chiffre, Ken, dévasté, tremblant dans son siège, était coincé dans l’histoire. Le jour même, Guy Lafleur déclenchait une grève au Royal York et Sam Pollock l’attendait le lendemain avec une offre de 350,000 $.
C’était de même à l’époque. Les gars s’étaient expliqués, Guy Lapointe avait demandé à Kenny 200 $ par arrêt qu’il ferait devant Dryden, vu l’ampleur de son salaire, et ils avaient gagné…une autre Coupe Stanley.
Photo: Niagara Now – Guy Lafleur
J’ai relu l’histoire dans The Game, écrit par Ken Dryden, l’auteur, après sa retraite prématurée. Le récit était juste, les émotions respectaient ce que j’avais vu et ressenti. Surtout, l’auteur savait trouver les mots pour faire vibrer tout le vestiaire secoué dans cette journée.
The Game est avec The Greatest, le meilleur livre de sport que j’aie jamais lu.
Lors de la publication, j’avais critiqué sévèrement la traduction française du livre. Quelques années plus tard, le téléphone a sonné à La Presse. C’était Dryden. Il m’avait demandé si j’acceptais de lire la nouvelle traduction et de donner mon évaluation.
Ça me faisait plaisir. C’était bon et c’est cette traduction que vous pouvez lire encore aujourd’hui.
Plus tard, Dryden a animé et présenté une série à CTV basée sur son livre. On m’a offert de réaliser six épisodes d’une adaptation intitulée le Hockey notre passion. Présentée à TQS.
J’ai pu plonger dans les textes mêmes de la préparation de Dryden. C’était riche et profond. Et quand on a lancé la version française, j’ai retrouvé Ken Dryden l’auteur et nos carrières se sont entremêlées pendant quelques semaines.
Photo: Penguin Random House – La série CTV basée sur le livre de Dryden
Au fil des années, j’ai retrouvé Dryden pour diverses raisons. Comme ministre, il m’a donné des points de vue intéressants.
Comme auteur, il m’a ébloui avec sa biographie de Scotty Bowman. Je l’ai écrit et il l’a apprécié :
« Lynda m’a dit que si je devais ne lire qu’une seule critique, de lire celle de Réjean. Tu as vraiment compris l’intention du livre », m’avait-il dit. Fin de l’autocongratulation.
Puis, en 2018, j’ai trouvé une photo de lui dans le bureau de Vladislav Tretiak à Moscou. Et le grand Tretiak m’a longuement vanté les mérites de…Jacques Plante et Dryden. Un grand homme, m’a-t-il dit.
Ma dernière rencontre avec Ken Dryden remonte au documentaire en 2021. À cause de la pandémie, il a fallu se contenter d’un zoom…
Mais cinq minutes après le début du tournage, j’aurais pu toucher au grand Kenny tellement il était sincère et vrai.
Il va retrouver Bunny Larocque et Guy Lafleur au paradis des Glorieux des années 70.
Fêtons les autres pendant qu’ils sont avec nous…
Ken Dryden a inspiré les artistes
Ken Dryden était le moins flamboyant des hommes. Deux complets faisaient la saison. La cravate était toujours discrète.
Mais on l’a chanté, on l’a célébré et son image a inspiré de nombreux artistes.
Nous-même à Punching Grace, on se servait d’une toile représentant son célèbre masque. À moins d’une erreur, c’est le porte-parole qui avait prêté la toile pour les enregistrements des Columnists.
Dans la salle d’attente du dentiste Danny Peters, aussi un peintre très doué, on trouve cette toile grandeur nature ou presque, de Dryden dans sa célèbre pose quand le Canadien avait la rondelle. Le doc a toujours été un fan fini de Dryden.
Photo: Jeremy Filosa, Frédéric Daigle et Tony Marinaro devant la toile de Dryden et son masque
D’autres peintres comme Michel Lapensée ont immortalisé le grand gardien dans des toiles qui valent une petite fortune.
Mais en littérature, Dryden n’a pas eu besoin de personne. Ses livres, The Game, Scotty, la Série du siècle et plusieurs autres, la plupart disponibles en français, ont des allures de chef-d’œuvre. Ils sont magnifiquement écrits et l’amour du hockey et du sport se sent à chaque page.
Dans le calepin:
Par exception, cette chronique est également disponible dans La Presse. L’exception s’appelant Ken Dryden.